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L’automatisation a toujours eu un impact sur l’emploi, mais jamais à une telle échelle. La destruction créatrice décrite par Schumpeter est un phénomène aussi vieux que les technologies elles-mêmes. Jusqu’à présent, elles se contentaient de supprimer des tâches peu qualifiées ou répétitives pour créer de nouveaux besoins plus qualifiés. Ce mouvement connaît une rapide accélération et surtout change de nature : l’intelligence artificielle (IA) ne se contente plus d’exécuter des tâches physiques ou facilement automatisables, elle s’attaque désormais aux fonctions intellectuelles haut de gamme, remplaçant la réflexion humaine. Or, dans l’économie de la connaissance, celui qui n’apporte pas de valeur ajoutée devient rapidement dispensable.

Dans les universités, le phénomène est déjà visible. Une étude du Higher Education Policy Institute révèle que 92 % des étudiants britanniques utilisent l’IA pour leurs devoirs et près de 90 % s’en servent lors des examens. Ce qui devait être un outil d’assistance devient un substitut. Résultat ? Des textes bien rédigés, mais dépourvus d’analyse. Des raisonnements figés, sans construction intellectuelle. Or, un diplôme ne garantit plus l’employabilité, c’est la capacité à réfléchir qui fait la différence. Et cette capacité s’érode lorsqu’elle n’est plus sollicitée.

​Une compétence non utilisée est une compétence perdue

Les entreprises ne sont pas épargnées. Dans la finance, des analystes recopient les recommandations de l’IA sans remettre en question leurs modèles. Dans le droit, des avocats délèguent la rédaction d’argumentaires sans maîtriser la logique qui les sous-tend. Même les médias, censés être le dernier rempart contre la désinformation, intègrent des synthèses générées par intelligence artificielle sans confrontation critique. À force d’externaliser la pensée, ces professions risquent de voir leur propre expertise s’étioler.

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L’enjeu est simple : une compétence non utilisée est une compétence perdue. Le phénomène de la “déqualification” est une réalité qui va s’imposer avec force. Les chauffeurs de taxi londoniens en ont fait l’expérience avec le GPS : ceux qui comptaient sur leur mémoire spatiale développaient un hippocampe plus performant, tandis que ceux qui s’en remettaient exclusivement à la navigation assistée voyaient cette aptitude décliner. Ce phénomène s’applique à toutes les professions intellectuelles : déléguer la réflexion, c’est en perdre progressivement la maîtrise. Mais il y a pire à venir : la “non-qualification”, c’est-à-dire des gens qui n’auront jamais eu à acquérir les compétences, tant ils auront eu recours à l’IA comme prothèse cérébrale depuis le début de leur formation. Les conséquences économiques seront immenses. Un salarié dont la valeur ajoutée se limite à vérifier ce que produit une IA devient remplaçable, donc sous-payé, voire inutile. Dans un marché du travail polarisé entre experts très qualifiés et exécutants précaires, les compétences critiques – analyse, créativité, capacité d’adaptation – seront le seul rempart contre la marginalisation professionnelle. La solution n’est pas de bannir l’IA, mais de redéfinir son usage. Un développeur doit encore comprendre le code généré par la machine. Un avocat doit être capable de structurer un raisonnement sans ChatGPT. Un analyste doit savoir interpréter des tendances au-delà des suggestions algorithmiques. Bref, l’IA doit être un levier, pas une béquille.

Le monde de demain n’aura pas besoin de “superviseurs de machines” sans valeur ajoutée. Il récompensera ceux qui savent exploiter la technologie sans s’y soumettre. L’ère de l’intelligence artificielle sera celle de la sélection par la compétence. Reste à savoir qui l’aura encore.

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