« L’Amérique, ainsi qu’une bonne part du reste du monde, est en transition entre des sociétés agricoles / industrielles / informationnelles et des sociétés de l’imaginaire (dream societies). […] La normalité de demain sera un monde fluide, dynamique, précaire et excitant fait d’images, d’imagination, de virtualité et de fiction, et non plus le passé relativement figé et prévisible, ancré dans les faits réels, que l’humanité a jadis connu et imaginé [1]. » Telle est la thèse développée par Jim Dator, né en 1933, dans le livre qu’il vient de publier.
En prospectiviste chevronné, il appuie sa démonstration sur une mise en perspective chronologique. Les sociétés humaines ont selon lui connu trois ruptures majeures : l’invention de l’écriture, celle de l’imprimerie et désormais celle de la production illimitée d’images. La première provoque la transformation de « spiritualités flottantes », médiatrices du lien avec la nature, en religions instituées et productrices de règles, qui sont elles-mêmes à l’origine de toutes les institutions humaines. La presse à imprimer est quant à elle le modèle initial de la société industrielle parce qu’elle est la première machine permettant la reproduction à l’identique, la standardisation. Mais en élargissant l’accès aux textes, elle provoque aussi la première crise de l’administration de la vérité que l’Église entend maîtriser en créant l’Index en 1559 [2]. Le XXe siècle est celui d’une tension croissante entre des institutions fondées sur l’écrit et la causalité linéaire, tandis que les technologies émergentes (téléphone, radio, reproduction du son, cinéma, télévision, jeux vidéo, Internet…) vont pas à pas instaurer l’ascendant de l’image sur le mot.
Les moteurs de la société de l’imaginaire
Jim Dator identifie neuf moteurs de la dream society, qui n’est pas tant une société du rêve qu’une société de l’image, de l’imaginaire, du simulacre (make-belief) de l’événement et de l’émotion :
1) Le déclin du texte, de la littératie, de la lecture et de la littérature, au profit de l’image et du son qui instaurent un nouveau mode de médiation des émotions.
2) Le déclin du système éducatif : en restant ancré dans les « savoirs fondamentaux » liés aux textes et à la mémorisation, il perd sa raison d’être qui est de préparer enfants et jeunes gens au futur. Il devra laisser la place à la random access education (l’éducation par l’accès aléatoire aux connaissances), c’est-à-dire la compréhension et le maniement des outils de la connaissance permettant à l’élève de « naviguer librement » sur l’océan des savoirs.
3) La publicité, qui crée autour de nous un univers d’images, d’émotions et de simulacres, sans rapport avec la vérité et la raison, tandis que la carte de crédit rend accessible une abondance imaginaire. Dissimuler, écrivait déjà Jean Baudrillard il y a près de 50 ans, c’est feindre de ne pas avoir ce que l’on a, tandis que simuler est feindre d’avoir ce qu’on n’a pas. La dissimulation laisse intact le principe de réalité tandis que le simulacre remet en cause la différence du vrai et du faux, du réel et de l’imaginaire [3].
4) Les parcs à thème, les expositions universelles et le tourisme de masse : leur développement est la conséquence de la diminution du temps travaillé dans les pays riches et ils sont devenus un secteur clef de l’emploi, du développement économique et de l’impact environnemental. Il faut s’arrêter un instant sur la notion d’événement, l’une des formes les plus achevées du simulacre. Le mot « événement » a cessé de désigner un fait ou une série de faits inattendus, non maîtrisés, significatifs ou transformateurs (les « événements d’Algérie », les « événements de mai 68 ») pour devenir un mix rassemblement-spectacle-performance allant du salon professionnel aux jeux Olympiques, en passant par la Fashion Week. L’événement est étroitement associé à la production d’images, soit parce qu’il est mis en scène pour et diffusé par voie d’écran, y compris le ou les écrans géants installés sur le lieu de l’événement, mais aussi parce la participation à un événement consiste essentiellement à l’enregistrer sur son smartphone pour le diffuser sur les réseaux sociaux… L’événement est une expérience, et la valeur d’une expérience se mesure à l’intensité de l’émotion qu’elle permet de ressentir et de partager.
5) Les compétitions sportives, une catégorie majeure d’événements, et les paris sportifs, une activité économique universelle.
6) Les jeux vidéo, consistant pour la plupart à faire du simulacre de la violence une source de plaisir, sans que leur pratique ait une influence mesurable sur les comportements réellement violents.
7) La consommation de drogues et de médicaments (à quoi l’on peut ajouter l’extension du recours à la chirurgie esthétique).
8) La pornographie et le cybersex.
9) Le rêve persistant de la conquête spatiale.
Née de la croissance exponentielle de production d’images, la dream society entre dans son âge d’or avec l’intelligence artificielle (IA), la production d’articlects (artificial intellects) qui abolissent les frontières entre connaissance et imagination, analyse et narration. Selon Jim Dator, seule l’IA permettra à l’humanité de s’adapter à sa propre complexité et de relever les défis de l’anthropocène.
La revanche du réel
La thèse de Jim Dator est forte parce qu’elle propose une grille d’analyse qui donne de la cohérence et même un certain sens à un ensemble de phénomènes perçus comme chaotiques. L’avènement de la « post-vérité » (que nous avions tenté d’analyser dans le Rapport Vigie 2023) n’apparaît plus comme le fruit de manquements scientifiques ou de lâchetés intellectuelles, mais comme l’effet inéluctable de la prolifération des simulacres ou plus exactement de l’instauration du simulacre comme forme banale de communication. La disponibilité inépuisable d’images fixes (Pinterest, Tumblr) ou animées (Netflix) et la possibilité de partager un ressenti, une émotion ou une opinion par la simple rediffusion de ces images sur les réseaux sociaux, en transforment nécessairement la fonction : elles cessent d’être la représentation d’une réalité absente pour occuper toute la place du réel.
Quant à la valeur prospective de cette grille d’analyse, elle repose pour l’essentiel sur un exercice classique de périodisation historique. L’invention de l’écriture et celle de l’imprimerie (hardware) ont permis la production et la diffusion de « contenus » (software) qui ont eux-mêmes ouvert la voie à des formes d’organisation sociale (orgware). L’émergence d’une nouvelle technologie ne détermine pas l’organisation sociale, mais en créant de nouveaux possibles, elle déclenche sa transformation. L’invention de l’imprimerie n’est pas la cause des guerres de religion mais, en rendant possible l’accès direct au texte de la Bible, elle est la base matérielle qui rend possible la diffusion du protestantisme en sapant le monopole de l’administration de la vérité par l’Église.
C’est justement à partir de cette comparaison historique que l’on peut ouvrir la discussion avec Jim Dator. Celui-ci nous invite en effet à embrasser avec enthousiasme le nouveau régime des savoirs, à faire notre deuil de l’hégémonie du texte (correspondance, littérature, droit…) et à coopérer avec l’IA pour élaborer et partager de nouvelles visions du monde. Pourquoi pas, mais à condition de ne pas écarter d’emblée d’autres scénarios moins iréniques. Celui qui s’esquisse sous nos yeux prolonge l’apocalypse cognitive (non au sens de catastrophe mais au sens de révélation) analysée par Gérald Bronner [4]. La baisse tendancielle du temps consacré au travail, aux activités domestiques contraintes et demain, avec l’IA, aux activités intellectuelles élémentaires comme la mémorisation ou le calcul, accroît notre disponibilité mentale. Et celle-ci est captée de manière préférentielle par les émotions, les fictions et les « événements » produits en continu par les industries de l’imaginaire et accessibles sur les écrans, aux dépens de l’effort intellectuel, de l’attention portée à autrui et de la rationalité. Cette préférence pour l’imaginaire a une double conséquence : la domination des liens sociaux et des opinions par les émotions, fictions et événements ; la difficulté croissante à saisir, analyser et intégrer dans l’action individuelle et collective les situations complexes et les phénomènes systémiques dont on ne peut débattre que sur la base de schémas mentaux structurés et de règles de discussion partagées.
Chacun aura compris qu’il ne s’agit nullement d’un scénario mais de la situation que nous vivons aujourd’hui, à partir de laquelle on peut envisager trois scénarios :
• Le scénario tendanciel en ce début 2025 est celui d’une guerre culturelle de cent ans. Non pas tant en raison d’une dégénération inéluctable de la société de l’imaginaire (montée aux extrêmes des émotions, biais de confirmation, bulles identitaires) que parce que celle-ci est devenue le terrain d’affrontement de deux courants antagonistes : le masculinisme fossile, qui mobilise et manipule l’imaginaire pour maintenir ou rétablir l’ordre symbolique et économique de la domination ; le wokisme, qui désigne sous une même étiquette les causes ayant en commun l’abolition des rapports de domination (l’écologie, le féminisme, le décolonialisme, l’antiracisme) à travers leur expression par le ressenti, les images, les objets culturels et les émotions. L’imaginaire est le terrain de l’affrontement, le but de guerre est l’ordre symbolique et les puissances économiques choisissent leur camp par opportunisme, comme vient de nous le montrer Mark Zuckerberg vis-à-vis de Donald Trump. Cette guerre sera longue car les protagonistes eux-mêmes s’installent dans la durée : de celles qui rappellent que, malgré des acquis symboliques et culturels significatifs, la route est encore longue pour établir une réelle égalité entre les hommes et les femmes ; à ceux qui veulent réinsuffler de l’énergie masculine et de l’agressivité dans l’entreprise, estimant que c’est toute une génération qui a été émasculée…
• Le deuxième scénario est celui de l’apocalypse climatique. Il est magnifiquement développé dans deux romans de climate fiction : Le Ministère du Futur de Kim Stanley Robinson [5] et Le Déluge de Stephen Markley [6]. Le mot « apocalypse » doit ici être pris en son double sens de catastrophe et de révélation, la première étant indispensable à l’avènement de la seconde. Les deux trames romanesques sont assez différentes mais partagent l’hypothèse que l’imaginaire de nos sociétés les empêche de percevoir le réel et d’agir en conséquence, jusqu’au jour où les catastrophes climatiques atteignent une ampleur telle qu’elles imposent l’action dans un ordre politique et symbolique bouleversé. Ces deux romans fleuves étirent leurs récits sur deux ou trois décennies, mais l’incendie de Los Angeles après l’inondation de Valence nous font prendre conscience que l’apocalypse climatique est déjà là, non seulement parce que le changement climatique atteint plus vite que prévu des points de bascule, mais surtout parce que ceux-ci interviennent sur des systèmes urbains dont la performance s’est développée aux dépens de la résilience. Apocalypse encore que l’ampleur de la pollution aux microplastiques et aux PFAS (substances per- et polyfluoroalkylées) dont la cause n’est pas devant mais derrière nous.
• Le troisième scénario, celui que défend Jim Dator, dans lequel la société de l’imaginaire, armée de l’IA, recouvre la maîtrise de son rapport au réel, est celui de la « gouvernance quantique ». Ce sera l’objet de ma prochaine chronique.
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Dator Jim, Living Make-Belief: Thriving in a Dream Society, Cham : Springer Nature Switzerland, 2024 (la traduction de ce passage est de l’auteur). ↑
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Index librorum prohibitorum, ou Index des livres interdits, édicté par le pape Paul IV. ↑
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Baudrillard Jean, Simulacres et simulation, Paris : Gallimard (Tel), 2024 (1981). Malgré le make-belief du titre, Jim Dator ne le cite pas alors qu’il fait référence à Guy Debord. ↑
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Bronner Gérald, Apocalypse cognitive, Paris : Presses universitaires de France, 2021. ↑
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Robinson Kim Stanley, Le Ministère du Futur, Paris : Bragelonne, 2023. ↑
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Markley Stephen, Le Déluge, Paris : Albin Michel, 2024. ↑